Ce quart de siècle marque la fin de l'époque de l'enracinement. Dans les provinces maritimes, cette période en fut une d'effervescence politique et de progrès économique.
Comme dans les autres colonies britanniques de l'Amérique du Nord, la région des maritimes fut marquée politiquement par la lutte pour le gouvernement responsable et les pourparlers qui aboutirent à la Confédération canadienne. Économiquement, les provinces maritimes connurent une prospérité sans précédent fondée sur ce que les historiens anglophones appellent les trois «W»: «Wood, Wind, Water». Le bois servait à la construction navale, le vent soufflait dans les voiles des rapides goélettes et schooners, l'eau actionnait les moulins (scieries ou moulins à farine). La navigation à vapeur et les chemins de fer n'avaient pas encore captivé l'imagination des entrepreneurs, d'où l'importance primordiale des routes de communications par eau.
C'est justement pendant ce temps que les Acadiens commencèrent à s'éveiller à l'idée qu'ils formaient une entité collective distincte des autres groupes qui les entouraient. Mais ce premier éveil de la conscience collective reçut une forte impulsion de l'extérieur, c'est-à-dire de personnes qui n'étaient pas acadiennes, mais qui contribuèrent néanmoins à la perception et à la définition de l'entité acadienne.
Parmi ces étrangers qui éveillèrent l'intérêt envers l'Acadie, il faut d'abord retenir le nom de William Chandler Haliburton, juge et historien de la Nouvelle-Écosse qui publia en 1829, deux volumes intitulés «An Historical and Statistical Account of Nova Scotia». Cet ouvrage était écrit en anglais et concernait surtout les anglophones de la Nouvelle-Écosse, mais les Acadiens y étaient traités avec une sympathie évidente.
Ce récit d'Haliburton devint la source d'inspiration du poète américain William Wadsworth Longfellow qui écrivit son célèbre poème «Évangéline» publié en 1847. Ce long poème en langue anglaise raconte l'histoire d'Évangéline Bellefontaine et de Gabriel Lajeunesse, fiancés avant les événements de 1755, mais que la Déportation sépara. Le poète raconte cette idylle depuis la Déportation jusqu'à ce que Évangéline, après des années de recherche dans le Centre-ouest américain, trouve enfin son fiancé, vieillard mourant dans un hospice. L'Acadie entrait dans le domaine littéraire par la porte de la poésie. Bien sûr il ne s'agissait pas là d'un récit historique, mais d'une allégorie composée de personnages acadiens dans le contexte de la Déportation. Cette publication contribua pour beaucoup à créer un sentiment d'appartenance commune à une entité nationale chez les Acadiens. Traduit dans plus de quinze langues, dont le français par le Québécois Pamphile Lemay, ce poème alimenta la légende acadienne. Évangéline, surtout, et Gabriel devinrent vite des héros. On fit semblant d'oublier que cette fiction avait un Américain pour auteur. Il importait davantage que le poème symbolisât l'éparpillement du peuple acadien, ses difficultés à s'enraciner à nouveau et, finalement, ses retrouvailles comme peuple.
L'identité acadienne inscrite dans la légende du poète, la prose devait lui procurer ses assises historiques. Ce fut l'oeuvre de l'historien français François Edme Rameau de Saint-Père (1820-1899). Ce Français écrivit le premier ouvrage historique qui traitât de l'histoire des Acadiens en langue française. Il s'agissait de «La France aux colonies: Acadiens et Canadiens», publié à Paris en 1859. Bien que cette étude concernât à la fois les Québécois (Canadiens) et les Acadiens, il suscita en Acadie un vif émoi: pour la première fois, les Acadiens pouvaient lire leur histoire dans leur langue; ils apprenaient les sources de leur identité.
Rameau continuera à s'intéresser aux Acadiens et il fera deux voyages en Acadie, l'un en 1860, l'autre en 1889. Sa correspondance avec les dirigeants acadiens de l'époque, que l'on peut consulter au Centre des Études Acadiennes de l'Université de Moncton, est une mine précieuse de renseignements sur les préoccupations de ces premiers définiteurs de la réalité acadienne. Rameau est passé à l'histoire comme le «Grand Ami» des Acadiens». On sollicitait ses conseils quant aux efforts de colonisation, la presse, les démêlés entre le clergé acadien et irlandais, en fait, sur toutes les grandes options qui s'offraient alors au peuple acadien. Poursuivant son oeuvre historique, il publia son oeuvre maîtresse «Une colonie féodale en Amérique» en 1889. Il s'agissait d'un ouvrage en deux tomes (le premier tome était paru en 1877, mais Rameau l'a repris en 1889) qui résumaient toute l'histoire acadienne de 1604 à 1881 et dont l'exactitude surprend sous plus d'un rapport.
Chez les romanciers, le thème de l'Acadie et des Acadiens devenait de plus en plus populaire. Le Québécois Napoléon Bourassa (1827-1916) publiait «Jacques et Marie» en 1866, roman qui raconte en prose ce que Longfellow avait dit en vers, quoique Napoléon Bourassa, tout romancier et artiste qu'il fût, s'appuyait davantage sur les sources. En 1944, le romancier Eugène Ached publia un «Jacques et Marie» qui, de son propre aveu, est «beaucoup plus une adaptation qu'une réédition» de l'oeuvre originale.
En histoire proprement dite, les spécialistes se mirent à débattre de la question de la responsabilité de la Déportation. Fallait-il en imputer le blâme au Gouverneur Lawrence qui aurait outrepassé son autorité? Fallait-il y voir l'oeuvre de la politique officielle de l'Angleterre? Et que dire du rôle des Acadiens entre 1713 et 1755?
Si les «étrangers» commençaient à s'intéresser au peuple acadien, c'est que les Acadiens eux-mêmes commençaient à se donner des objectifs d'envergure collective. Sur le plan politique, les Acadiens avaient élu leur premier député de langue française en 1836 à la Législature de Halifax dans la personne de Simon d'Entremont. En 1846, c'était le tour des Acadiens du Nouveau-Brunswick d'élire l'un des leurs; Amand Landry fut élu à la Législature de Fredericton pour le comte de Westmorland. Un vase d'argent lui fut présenté par ses collègues de la Législature en témoignage de son honnêteté à une époque où les moeurs politiques étaient assez relâchées. Enfin en 1854, Stanislas Poirier devenait le premier Acadien à siéger à la Législature provinciale de Charlottetown. Reste que ce n'est qu'après la Confédération canadienne (1867) que les Acadiens paraîtront s'intéresser vraiment au domaine politique.
S'il est un domaine où l'acadianité commençait à se faire sentir, c'était bien celui de l'éducation. Jusque-là seules quelques écoles existaient et il n'y avait aucune d'institution d'enseignement supérieur proprement acadienne. En 1840, Il n'y avait aucun avocat ou médecin acadien. Dans les trois provinces maritimes, il n'y avait pas dix prêtres acadiens et ceux-ci avaient dû faire leurs études secondaires au Québec ou dans des institutions irlandaises (Charlottetown, notamment).
C'est dans ce contexte qu' en 1854, l'abbé François-Xavier LaFrance ouvrit à Saint-Joseph-de-Memramcook (Nouveau-Brunswick) le premier établissement d'éducation supérieure de langue française en Acadie moderne. Ce prêtre québécois avait déjà été curé de Tracadie (1842-1852) où il s'était occupé des lépreux avec succès. Transféré à la cure de Memramcook en 1852, l'abbé LaFrance se trouvait maintenant dans l'une des plus riches paroisses acadiennes de l'époque, comme en fait foi la dîme perçue dans cette paroisse en 1860:
- 5 400 boisseaux de patates
- 3 000 boisseaux d'avoine
- 1 200 boisseaux de sarrasin
- 150 boisseaux de blé
- 150 boisseaux d'orge
C'est dans cette paroisse agricole relativement prospère que l'abbé LaFrance conçut l'idée d'un collège: il acheta des terrains, y fit construire un édifice de 45 pieds sur 30 et y invita son frère Charles LaFrance, instituteur à Shippagan, pour venir y dispenser des cours. Lui-même ajouta l'enseignement à ses fonctions de curé. Il nomma son institution «Séminaire Saint-Thomas», du nom du patron de la paroisse. Au cours de la première année, 44 élèves figurèrent au registre durant le jour, et une vingtaine le soir. L'abbé LaFrance s'adjoignit les services d'une institutrice pour l'enseignement des filles en 1855. D'autres professeurs s'ajoutèrent, mais du point de vue financier l'entreprise se portait mal, si bien qu'en 1862, le Collège dut fermer ses portes.
L'abbé LaFrance porta le problème de l'enseignement supérieur francophone auprès de son évêque, Mgr John Sweeney (1821-1901) évêque de Saint-Jean. L'abbé n'avait pas vrai joui de la sympathie du prédécesseur de Mgr Sweeney, Mgr Thomas Louis Connolly. En 1857, quand l'abbé LaFrance lui avait demandé des religieuses françaises pour un couvent qu'il avait commencé à construire à Memramcook, Mgr Connolly lui avait répondu que les seules religieuses admises dans son diocèse étaient les Soeurs de la Charité, communauté anglophone. Mais Mgr Sweeney avait été l'élève de l'abbé LaFrance à l'époque où celui-ci enseignait au Séminaire de Charlottetown. C'est ainsi que Mgr Sweeney rencontra le Supérieur de la Congrégation de Sainte-Croix à Boston, communauté fondée en France en 1820 et établie au Canada en 1858. Il lui fit part des problèmes du Collège. L'abbé Moreau, c. s. c., accepta l'offre de l'évêque et en 1864 le Séminaire de l'abbé LaFrance rouvrait ses portes sous le nouveau nom de «Collège Saint-Joseph». Le Père Camille Lefebvre (1831-1895), d'origine québécoise, en devenait le premier Supérieur assisté par quatre confrères. Ce n'était pas encore un collège unilingue français, le collège s'affichant comme bilingue et dispensant son enseignement aux anglophones catholiques tout comme aux Acadiens dès le début, mais c'est quand même de ce collège qu'émergea une bonne partie du leadership acadien un siècle durant.
Quant à l'éducation des filles, des religieuses québécoises acceptaient l'invitation de venir enseigner en Acadie. Ce fut d'abord la Congrégation Notre-Dame qui ouvrit une école à Arichat (Cap-Breton). Suivirent des couvents à Miscouche (Île du Prince-Édouard) en 1864 et à Caraquet en 1874. Les religieuses hospitalières de Saint-Joseph s'établirent quant à elles à Tracadie (Nouveau-Brunswick) où elles se consacrèrent au soin des malades, mais où elles fondèrent un couvent également en 1868.
À mesure que se manifestait l'éveil de la conscience collective acadienne, de grands événements se produisaient aussi dans l'ensemble des colonies britanniques de l'Amérique du Nord.
Dans la Province du Canada (Québec et Ontario actuels), de graves problèmes politiques aboutissaient à une impasse en 1864. Pour s'en sortir les hommes politiques canadiens proposèrent la division de la Province du Canada en deux provinces, l'une pour les francophones l'autre pour les anglophones (le Québec et l'Ontario), en même temps qu'une union des deux nouvelles provinces avec les autres colonies. Jusqu'en 1867 chaque province (ou colonie) était indépendante l'une de l'autre sauf pour la présence en Amérique du Nord d'un Gouverneur-général dont l'autorité s'étendait à toutes les provinces. Il n'y avait pas de parlement, ni de premier ministre commun. Chaque colonie relevait directement de Londres. Chaque colonie avait son système de douanes, sa propre monnaie et ses propres timbres.
Dans les provinces maritimes, les hommes politiques discutaient aussi de nouvelles orientations fondamentales, quoique les problèmes politiques ne se manifestaient pas dans les Maritimes avec la même acuité que ceux du Canada central. Plus précisément, les dirigeants politiques songeaient à une union des trois provinces maritimes. C'était là une idée que les lieutenants-gouverneurs avaient lancée quelque dix ans auparavant, mais l'unanimité était loin d'être faite. Toujours est-il qu'au printemps de 1864, les législatures des trois provinces votèrent une résolution en faveur d'une rencontre pour discuter de l'Union, sans toutefois préciser la date et le lieu de la réunion.
Les Canadiens saisirent l'occasion pour se faire inviter à cette rencontre projetée afin d'y présenter leur projet d'une union de toutes les colonies. Ils ajoutaient qu'une telle union n'irait pas à l'encontre d'une union des provinces maritimes, les Maritimes pouvant faire partie de la nouvelle structure soit comme une seule province, soit comme provinces séparées. Les Maritimes, prises au dépourvu, acceptèrent de discuter du projet des Canadiens et elles s'empressèrent de fixer la date et le lieu de la rencontre qui devait avoir lieu à Charlottetown au début de septembre 1864. La Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et l'Île du Prince-Édouard nommèrent chacun cinq délégués, quant au Canada, il se présenta avec huit délégués (quatre pour le Canada-Ouest et quatre pour le Canada-Est).
Au début de la Conférence, les délégués des Maritimes se réunirent sans que les délégués canadiens fussent présents. Ils tentèrent de s'entendre sur un projet d'union des trois provinces. Après qu'ils eurent constaté les divergences profondes au sujet de ce projet, ils en abandonnèrent l'idée et invitèrent les Canadiens à exposer leur proposition. Ceux-ci firent connaître les avantages politiques et financiers d'une union de toutes les colonies et les quinze délégués des Maritimes approuvèrent les nouvelles structures. Deux autres grandes conférences devaient mettre au point les détails de l'engagement pris à Charlottetown.
C'est ainsi qu'à la Conférence de Charlottetown, convoquée par les dirigeants des Maritimes pour discuter d'abord de l'Union des Maritimes, naquit la Confédération canadienne.
Faute de documents, il est difficile d'établir quelle a été exactement l'attitude des Acadiens face à la Confédération entre 1864 et 1867. On sait que la majorité des comtés acadiens du Nouveau-Brunswick votèrent contre le projet quand on le présenta lors de deux élections provinciales et une élection fédérale, sans en connaître les raisons précises. Pourtant, les évêques conseillaient fortement de voter en faveur du projet. Le Moniteur Acadien, premier journal français dans les provinces maritimes, n'est malheureusement ici d'aucune utilité. Son premier numéro ne parut qu'en juillet 1867 et déjà l'Acte de l'Amérique du Nord britannique avait été signé et proclamé.
Quoi qu'il en soit, à partir de 1867, l'Acadie faisait partie d'un nouveau pays, le Canada. Les Acadiens étaient devenus des Canadiens. Quel serait l'impact de cette nouvelle structure politique sur la collectivité acadienne et sur l'ensemble des francophones de l'Amérique britannique du Nord?
Conclusion
Quelques grandes lignes sse dégagent de ce long siècle de «l'enracinement dans le silence».
D'abord, l'affirmation de leur acadianité par les Acadiens et ce, malgré des déboires de toutes sortes. Ils avaient été déportés à cause de leur identité, plus précisément parce qu'ils désiraient conserver, dans une mesure et dans des formes inacceptables pour les Britanniques, leur qualité de Français. Les régions où ils s'établirent ensuite pour recommencer à neuf furent choisies en vertu d'un grand critère: l'éloignement des centres anglophones. Puis, progressivement, ils tentèrent de se donner des instruments d'envergure collective qui leur seraient propres quoique, nous l'avons vu, ces efforts furent forcément timides et de portée modeste.
En second lieu, il est remarquable que les Acadiens ne vécurent pas tout à fait isolés du Québec ou de la France durant cette période. Des Québécois (que l'on appelait alors «Canadiens») et des Français vinrent appuyer les efforts des Acadiens. Dans les domaines ecclésiastiques, éducatifs et culturels en particulier, ils surent apporter une contribution appréciable sans susciter trop de malentendus.
Du point de vue socio-économique, les Acadiens ne jouaient aucun rôle-clé, si ce n'est celui de l'auto-suffisance et de la main-d'oeuvre à bon marché. Il n'y avait pratiquement pas de classe moyenne acadienne; ce sera là un des phénomènes marquants du dernier quart du 19e siècle.
Source :
Petit manuel d'histoire d'Acadie, de 1755 à 1767, Librairie Acadienne, Université de Moncton, Léon Thériault, 1976
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